LA FIN D'UN MONDE (3/6)
- Effondrement, nucléaire et capitalisme : entretien avec Jean-Marc Jancovici
et Yves Cochet (vu dans LCI).
INTERVIEW CROISÉE - Yves Cochet et Jean-Marc Jancovici
tentent depuis de nombreuses années de sensibiliser l'opinion sur la crise
climatique et énergétique à venir. À partir de ce constat partagé, ils
débattent pour LCI des causes et des conséquences de cet effondrement qu'ils
ont prédit.
Ils
pensent tous deux que le monde se dirige vers une grave crise énergétique et
climatique. Ils pensent aussi que la décroissance, voulue ou non, est notre
horizon. Scientifiques de formation, Yves Cochet et Jean-Marc Jancovici tentent
depuis de nombreuses années d'alerter sur l'impasse dans laquelle nous mène
notre modèle de développement. Pour LCI, ils discutent ensemble des causes et
des conséquences de cet effondrement qu'ils ont prédit.
Mathématicien
et enseignant, Yves Cochet a cofondé les Verts en 1984 puis exercé plusieurs
mandats de député et de député européen entre 1989 et 2014. Ministre de
l'Écologie du gouvernement Jospin en 2001-2002, il préside désormais l'institut
Momentum, un cercle de réflexion sur l'effondrement, la transition et la
décroissance. Il est le premier responsable politique national à avoir
popularisé ces questions.
Ingénieur
et polytechnicien, Jean-Marc Jancovici a cofondé le cabinet Carbone 4, qui aide
les entreprises à opérer une transition post-énergies fossiles. Il est
également enseignant, auteur, conférencier et chroniqueur. Membre de la
Fondation Nicolas-Hulot en 2001, il a participé à l'élaboration du Pacte
écologique et du Grenelle de l'environnement en 2007. Il préside désormais
notamment le think-tank The Shift Project, consacré à la transition
énergétique.
LCI : Partons du constat qui est
aujourd’hui acté par tous, et qui est illustré par le récent rapport du GIEC :
notre mode de vie va changer de gré ou de force, notamment à cause de la raréfaction
des ressources. Jean-Marc Jancovici, vous l’exprimez comme ceci : la planète ne
peut pas tenir si 7 milliards d’humains ont le niveau de vie d’un smicard
français.
Jean-Marc Jancovici : D’abord,
je dis que notre mode de vie a déjà commencé à changer, et de force ! Ensuite
j’ai effectivement dit que l’indicible politique dans cette histoire, c’est
qu’on ne peut matériellement pas fournir – et encore moins durablement - à 7,5
milliards de terriens le même niveau de consommation qu’un smicard français.
LCI : Une fois qu’on a dit ça,
comment peut-on espérer préserver un niveau de confort minimal à l’avenir ?
JMJ : Si l’on
se demande comment préserver quelque chose qu’on ne peut pas préserver, on a
déjà la réponse... La question à laquelle je peux répondre, c’est : que peut-on
préserver de façon durable pour 7 milliards d’individus ? Si l’on ne mange pas
trop de viande, on peut probablement préserver l’alimentation, car l’essentiel
des surfaces végétales servent actuellement à nourrir les animaux. Mais notre
modèle devra s’adapter, car l’agriculture actuelle est une agriculture
"minière" qui doit extraire de la potasse ou du gaz pour fabriquer
les engrais et qui provoque une érosion des sols. Les rendements actuels en
Occident sont permis par les engrais, les tracteurs et les phytosanitaires,
donc par les hydrocarbures, et ce n'est pas durable.
Ensuite,
on ne pourra pas préserver la mobilité motorisée actuelle. Il y a 1 milliard de
voitures aujourd’hui dans le monde, et même si elles ne consommaient que 2
litres aux 100 km, contre 6 à 8 actuellement, c’est encore trop pour durer un
siècle. On ne pourra pas non plus toutes les faire fonctionner à l’électricité,
car l'appel de puissance électrique ne pourra pas suivre, ni la fourniture de
matériaux nécessaires à la construction des batteries. On pourra probablement
garder la quantité actuelle de bâtiments, mais ce sera compliqué de la tripler
ou d’y maintenir tout le confort énergétique.
Enfin, on
ne pourra pas produire autant de biens manufacturés qu’aujourd’hui, ce qui
revient à dire que le prix réel de ces biens (donc le temps de travail
nécessaire pour les acheter) va augmenter. Prenons l’exemple des vêtements. Ma
grand mère était couturière à une époque où, quand on avait un trou à la manche
de sa chemise, on cousait une pièce dessus car l’achat d’un vêtement demandait
un prix réel beaucoup élevé qu’aujourd’hui. Dans un monde sobre, on reviendra à
cela. Le t-shirt à 5 euros en soldes, ce sera terminé. Même chose pour le jouet
en plastique qu’on offre au petit dernier et dont il se sert deux fois.
Quand je
dis que 7 milliards d’humains ne peuvent pas vivre comme un smicard français,
ce n’est pas pour être méprisant. C’est parce que les chiffres montrent que le
monde qui nous attend ne sera pas un monde d’abondance. C’est terriblement
déstabilisant car ça va à l’encontre de l’idée d’une progression matérielle
continue et sans problèmes.
LCI : Yves Cochet, vous partagez ce
constat, et vous avez été l’un des premiers élus à tenir ce discours. Comment
ont réagi les gens quand vous leur annonciez ce monde-là ?
Yves Cochet : Je
partage effectivement ce constat. On peut dire malheureusement que jamais les
Chinois, les Indiens, les Africains ou les Sud-américains ne vivront comme les
Européens de 2018, à cause de la raréfaction de l’énergie et des matières
premières. Une fois qu’on dit ça, l’impasse politique est totale. Malgré
quelques petites prises de conscience récentes - la démission de Nicolas Hulot,
le rapport de Giec ou les sécheresses estivales - je pense que ce déni
perdurera jusqu’à la fin et qu’il n’y aura pas de transition facile. La grande
loi de transition énergétique de Ségolène Royal n’est pas appliquée et comporte
des tares rédhibitoires, tout comme l’accord de Paris. Après 23 ans de
politique professionnelle, je constate que les seules solutions proposées sont
: plus de croissance, plus de technologie, plus de marchés. C’est une pure
folie.
"Le déni ne cessera pas avant
de très gros ennuis car on a inventé un système de pensée qui n’est pas confrontable
au réel"
LCI : Pour vous aussi, Jean-Marc
Jancovici, ce déni perdurera ?
JMJ : J’ajouterais
d’abord qu’avec traité de Lisbonne, l’UE se retrouve probablement avec la seule
Constitution au monde qui impose une recherche de "la croissance".
J’ajouterais aussi que le nouveau "prix Nobel" d’économie, William
Nordhaus, s’est fait connaître en attaquant Dennis Meadows [le premier
physicien et économiste à avoir travaillé sur les limites physiques de la
croissance, ndlr], et en critiquant la lutte contre le réchauffement parce que,
selon lui, elle n’est pas rentable ! Comme on peut le lire dans le livre
"Des marchés et des dieux" du journaliste Stéphane Foucart,
l’économie fonctionne comme une religion, car elle part de professions de foi
non démontrées, et a besoin d’un clergé. Les principes dominants en économie -
qui sont vieux de deux siècles - se basent entre autres sur une "fonction
d’utilité", qui ne s’observe nulle part et qui n’est pas quantifiable…
Comme le concept de "dieu" ! Le déni ne cessera pas avant de très
gros ennuis car on a inventé un système de pensée qui n’est pas confrontable au
réel.
LCI : Cette théorie économique et
cette Constitution européenne sont-elles finalement les composantes de ce qu’on
appelle le capitalisme ?
JMJ : Ce n’est
pas propre au capitalisme. La pensée communiste excluait également
l’environnement, et les soviétiques étaient tout aussi productivistes et
"destructeurs de la planète".
LCI : Alors comment définir notre
système économique ? Peut-on parler d’économie "extractiviste" ?
YC : D’économie
extractiviste en croissance, avec le mythe du progrès continu et indéfini. En
bref, le libéral-productivisme.
"Pour comprendre les effets de
l'effondrement, il faut que nos dirigeants et nous-même soyons touchés dans notre
chair"
LCI : Ce système économique actuel
est aussi caractérisé par la concurrence. Cette concurrence ne peut-elle pas
devenir un obstacle à la transition écologique ?
JMJ : L’ennemi
de la transition écologique, c’est tout ce qui raccourcit l’horizon de temps,
et tout ce qui empêche la prise en compte de l’environnement dans le
raisonnement économique et social. Or, la concurrence et la financiarisation
raccourcissent l’horizon de temps. Dans une société cotée en bourse, le long
terme c’est trop souvent 6 mois, tandis que les actions de lutte contre le
réchauffement se pensent à un horizon de 30 ans, voire d’un ou deux siècles.
Quand l’action de votre entreprise est en concurrence avec l’action du voisin,
vous êtes tétanisé à l’idée de perdre en productivité. D’ailleurs, les grandes
réalisations françaises, comme les fortifications de Vauban, le système
ferroviaire ou hospitalier, n’auraient pas pu se faire dans un contexte de
concurrence. Aujourd’hui, nous avons décidé de faire de la concurrence l’alpha
et l'oméga de la construction européenne, mais c'est une erreur que nous allons
payer cher.
LCI : Yves Cochet, vous avez été élu
européen. Comment changer ce cadre économique qui empêche la transition
écologique ?
YC : C’est très
difficile dans le cadre européen, parce que l’idéologie libérale-productiviste
est profondément ancrée et parce qu’on manque d’une idéologie de remplacement
vue comme crédible par tout le spectre de l’opinion. Je pense qu’on va vers le
pire car, pour comprendre les effets de l'effondrement, il faut que nos
dirigeants et nous-même soyons touchés dans notre chair par ceux-ci. Il ne
suffit pas de lire un article ! Il faut le vivre concrètement à travers
nous-mêmes et nos enfants. Quand ce sera le cas, il sera trop tard, car l’état
politique de l’Europe se sera déjà dégradé.
"Si l’on cherche le pays le
plus résilient en Europe, je pense que c’est l’Albanie, parce que 40% de ses
paysans n’ont pas de tracteurs"
LCI : Ne pensez-vous pas qu’au
moment de cet effondrement, les dirigeants et les plus riches parviendront à
conserver leur confort et leurs intérêts ?
Y.C : Je pense
qu’au moment de l’effondrement, qui interviendra pour moi plutôt avant 2030
qu’avant 2050, les riches ne pourront pas s’isoler du reste de la population et
continuer comme si de rien n’était. Dans cet effondrement rapide, qui peut
intervenir en quelques mois, peut être que seule l’armée tiendra plus longtemps
car elle dispose de stocks d’à peu près tout : essence, nourriture, etc. Mais
pas Emmanuel Macron ou Bernard Arnault, qui sont trop dépendants de l’économie
mondiale. D’ailleurs, si l’on cherche le pays le plus résilient en Europe, je
pense que c’est l’Albanie, parce que 40% de ses paysans n’ont pas de
tracteur... Quand les nôtres ne pourront plus marcher, les Albanais sauront
comment faire autrement.
JMJ : Si on
regarde les indicateurs matériels, la décroissance a commencé en Europe en
2007. Les tonnes-kilomètre en camion, les surfaces de bâtiments construites, le
nombre de séjours au ski ont atteint leur maximum historique en 2007. Ces
indicateurs ont chuté jusqu’en 2014, puis légèrement remonté grâce à l’arrivée
du pétrole de schiste américain qui a réalimenté le marché mondial, car
davantage d’énergie, c’est davantage de machines en fonctionnement et un PIB
qui remonte.
Mais la
hausse actuelle du prix du baril de pétrole suggère que la hausse de la
production s'essouffle. D’ailleurs, j’ai constaté que le prix du baril en
monnaie locale pour de nombreux pays importateurs a déjà dépassé son niveau de
2014. On se dirige vers une crise semblable à celle de 2008, avec des niveaux
de dette équivalents voire supérieurs.
LCI : Pensez-vous comme Yves Cochet
qu’un effondrement politique précèdera l’effondrement économique ?
JMJ : Les deux
vont un peu de pair. Pour moi, l’effondrement politique a déjà commencé sans
qu’on le désigne comme tel. L’élection de Trump, le Brexit, les élections
italiennes et même la crise en Catalogne sont selon moi des marqueurs précoces
de cet effondrement, tout comme le sont les intentions de vote pour Marine Le
Pen aux prochaines élections européennes. Les élites urbaines - dont nous
faisons partie - ne voient pas ce qui se passe car nous calculons le PIB de
telle sorte qu'il continue d’augmenter, mais une fraction croissante de la population
se retrouve exclue.
LCI : Selon vous, comment cet
effondrement se manifestera en France ?
JMJ : Quand un
pays se retrouve en situation de contrainte énergétique, c’est à la périphérie
des villes, où se concentrent les premiers perdants de l'affaire, que la
désagrégation s’exprime le plus fortement. C’est dans ces zones que le vote
contestataire, en faveur de gens qui veulent "casser le système", se
développe le plus. Quand ces perdants seront suffisamment nombreux, il finira
par se passer quelque chose, je ne sais pas quoi. Mais ça se passera avant que
tout le monde ne crève de faim.
"Yves et moi avons en commun de
penser que le nucléaire n’empêchera pas la chute blobale"
LCI : Vous parlez de
"contrainte énergétique". Quelle place accorder au nucléaire pour se
préparer à une telle situation ? Vous n’êtes pas vraiment d’accord tous les
deux sur ce point.
JMJ : Yves et
moi avons en commun de penser que le nucléaire n’empêchera pas la chute
globale. Personnellement, je ne suis ni d’accord avec les pro-nucléaires qui y
voient un moyen de parer à toute pénurie, ni avec les anti-nucléaire qui
exagèrent ses inconvénients techniques et sanitaires. Je pense juste que le
nucléaire est un amortisseur bienvenu de la contraction : sans lui, on se
cogne plus fort dans le mur, mais je ne sais pas à quel point ! Le nucléaire
sert aujourd’hui à concurrencer le charbon. Or, plus longtemps on recourt au
charbon dans l’électricité, plus vite on détruit le système climatique, qui a
permis le développement de la civilisation. C’est donc au nom d’un arbitrage
entre les risques que je souhaite avoir davantage recours au nucléaire dans les
pays qui connaissent déjà cette technologie. Mais le nucléaire n’évitera pas la
sobriété, qui reste le premier déterminant de ce qu'il faut faire.
YC : Contrairement
à Jean-Marc, je ne pense pas que le nucléaire amortira la chute. Si je sors du
raisonnement économique, le nucléaire ne peut fonctionner selon moi que dans
des sociétés stables, démocratiques et très technologiques. Ces trois
conditions sont nécessaires pour la gestion des déchets nucléaires, dont la
radioactivité dure plusieurs dizaines de milliers d’années. Or, qui peut parier
sur le fait que la France, ou l’Europe, conserve la même stabilité, le même
niveau technologique et le même système démocratique dans le contexte de crise
qui marquera le 21e siècle, et possiblement le 22e siècle ?
JMJ : Je suis
d’accord avec Yves sur ces objections, mais si l’on se place dans le cas de
figure où nos sociétés sont incapables de maintenir un niveau technologique
suffisant pour conserver du nucléaire, les problèmes liés au nucléaire ne
seront rien par rapport aux problèmes généraux auxquels nous seront confrontés…
Dans une nouvelle d’anticipation que j’ai écrite pour L’Expansion en 2005, j’imaginais
le monde en 2048 comme un régime totalitaire. Je pense en effet que la
contrainte énergétique implique le retour du totalitarisme, car la démocratie
ne sait pas gérer la rareté. Elle ne sait que gérer que la liberté pour tous,
donc l’abondance. La démocratie moderne est d’ailleurs née dans des mondes en
croissance, aux 17e et 18e siècles.
YC : Si l’on se
retrouve dans l’instabilité, voire dans la barbarie ou le chaos, le
détournement de matériaux fissiles devient une possibilité. Sachant qu’il y a
plusieurs tonnes de plutonium dans le centre de retraitement nucléaire de La
Hague, imaginez ce qu’entrainerait une défection des services publics comme
celle qui a eu lieu aux États-Unis pendant l’ouragan Katrina. Ou ce
qu’entrainerait l’arrêt du refroidissement des piscines de La Hague.
"Si l’on dit aux gens de passer
tout de suite à l’action, sans en expliquer la justification, ils vont changer
2 ampoules pour être en paix avec leur conscience"
LCI : Vous travaillez tous les deux
comme conseillers auprès de publics différents - des militants ou des
entreprises. Que conseilleriez-vous à ceux qui ont la main sur la politique
énergétique française ?
YC : Il
faudrait présenter aux dirigeants un "crash program" de descente
énergétique rapide. Mais quand on voit la contestation qu’a suscitée le passage
aux 80 km/h, imaginez un décret qui passerait la vitesse maximale à 30 km/h en
ville, 60 km/h sur route et 90 km/h sur autoroute ! Politiquement, c’est un
suicide. Face à une grève des routiers et des agriculteurs, le gouvernement ne
peut pas tenir. Je l’ai vu quand j’étais ministre de l'Aménagement du
territoire et de l'Environnement. Et ce n’est qu’une mesure parmi cent.
LCI : Que diriez-vous à un lecteur
qui vient de découvrir votre pensée ?
YC : Je lui
dirais d’aller militer dans une association écologiste, il y en a plein de
bonnes. Ou de lire les livres de Jean-Marc !
JMJ : Moi, je
dirais plutôt : "Documentez-vous !" Je pense qu’on ne croit qu’en ce
dont on s’est convaincu soi-même. Si l’on dit aux gens de passer tout de suite
à l’action, sans en expliquer la justification, ils vont changer deux ampoules
pour être en paix avec leur conscience et rien d’autre. Donc je dis aux
lecteurs de LCI : documentez vous sur ce défi. C’est désagréable, mais c’est passionnant.
YC : Et ne
restez pas seul ! Discutez-en avec vos proches et votre famille. Il ne faut pas
perdre l’idée de la solidarité en route.
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