LA FIN D'UN MONDE (6/6)
- "Les électorats n'ont plus la croissance comme imaginaire". (Lu sur LCI).
ENTRETIEN
- Dominique Bourg revient pour LCI sur les origines de notre modèle de développement destructeur et entrevoit la manière d'en sortir à temps.
Professeur
de philosophie à l'Université de Lausanne et auteur du "Dictionnaire de la
pensée écologique", Dominique Bourg est également le directeur du conseil
scientifique de la Fondation pour la nature et l'homme (ex-Fondation
Nicolas-Hulot). Proche de l'ex-ministre de l'Écologie, Il lui
avait conseillé de quitter le gouvernement dès janvier et s'est dit satisfait
de sa démission survenue fin août.
Dès 2010,
cet opposant au "mythe de la croissance" prévenait : "Arrêtons
la farce du développement durable". Dans cet entretien accordé à LCI, il
explique pourquoi notre modèle de développement fondé sur l'extraction des
ressources naturelles a pour issue la fin de la croissance, et pourquoi il est
nécessaire de s'y préparer collectivement.
LCI : Vous avez dit avoir cru un
moment au "en même temps" de Macron appliqué à l’écologie. Vous avez
dit qu’il était nécessaire d’entamer "un changement de fond qui prendrait
en compte les enjeux écologiques sans ruiner ou déstabiliser notre pays".
Pensez-vous qu’il est encore possible préserver tous les intérêts en même temps
?
Je pense
qu’il n’y a pas de réponse simple à cette question. Pour s’engager sur une
civilisation décarbonée, dans laquelle les flux de matières - qui sous-tendent
l’activité économique - se réduisent drastiquement, les premiers pas exigent un
financement massif. Il faut par exemple changer les infrastructures. Cette
première phase débouche donc sur de l’emploi, et sur une croissance du PIB mais
pour un temps limité. Dans ce premier temps, on fournit au système sa drogue et
on continue à faire avancer la machine.
À quoi ressemblerait concrètement
cette transition ?
Pour
réduire de 45% en dix ans les émissions de gaz à effet de serre, comme le
préconise le Giec pour rester en deçà d’un réchauffement de 1,5°C, on sait
comment faire. Pour cela, Jean Jouzel et Pierre Larrouturou ont proposé le Plan
finance-climat, qui entraînera en premier lieu de l’emploi et du PIB. Il faut
ensuite mettre en place une stratégie d’économie circulaire. C’est ce que nous
avions proposé au ministère de l’Écologie en janvier avec la Fondation Hulot et
d’autres organisations. Cette stratégie incluait par exemple un système de TVA
circulaire, dans lequel la TVA est abaissée pour les produits qui génèrent le
moins d’externalités négatives. Ce plan ne détruit pas la machine économique.
Il l’oriente vers un fonctionnement nouveau. Une fois que vous avez atteint
cette première marche, les suivantes se dessinent. Mais il n’y a aucun doute
sur la suite : ce qui nous attend au bout du compte, c’est une réduction des
flux de matières et des flux d’énergie.
Recyclage et énergies
renouvelables : la partie la plus simple de la solution
Comment expliquez-vous à des
non-spécialistes la nécessité de diminuer drastiquement la consommation
d’énergie ?
Produire
toujours plus implique d’augmenter les flux de matière et les flux d’énergie,
donc les émissions de CO2. Ces émissions de gaz à effet de serre ont augmenté
de nouveau l’année dernière, de 2% dans le monde et de 3,6% en France. Et
depuis 2000, en raison de l’émergence d’une classe moyenne dans les pays
émergents, les flux de matières dans le monde croissent encore plus vite que le
PIB.
Que dites-vous à ceux qui voient
dans les énergies renouvelables ou le recyclage des solutions pour produire
plus tout en réchauffant moins la planète ?
Il faut
qu’ils m’expliquent comment ils comptent construire, sans pétrole ou sans
charbon, suffisamment de panneaux solaires, d’éoliennes, de barrages, ou toute
autre forme d’installation produisant de l’électricité. Jusqu’à maintenant nous
avons empilé les sources d’énergie. Produire des installations de production
électrique avec quasi exclusivement de l’électricité (et un peu de gaz
naturel), ce n’est pas la même chose que les produire en s’adossant à un
pétrole abondant. Nous allons au-devant d’un sérieux problème. Un monde qui
consomme autant d’énergie que le nôtre court à sa perte. Le recyclage bute
contre le même problème : avec un taux de croissance supérieur à 1%, les
matières recyclées après des années d’utilisation ne représentent qu’une petite
partie des besoins nouveaux, parce qu’entre-temps la consommation et la
production ont augmenté. Par exemple, tout le fer et l’acier recyclé au XXe
siècle ne représente que 5% de la ressource consommée. Le taux de croissance de
l’utilisation des métaux est de 3,8% par an ces dernières décennies. Or, avec
un taux de croissance de 3% par an, la consommation double en 19 ans. Ce que
les gens n’ont pas compris, c’est que la première exigence d’une économie
circulaire est de réduire ce qui entre dans la machine économique, donc la
production et la consommation.
Avant,
notre problème, c’était que les grands problèmes globaux n’étaient pas
accessibles à nos sens. C’est fini.
Comment convaincre des électeurs de
voter pour une société où ils abandonnent une partie de leur confort matériel ?
Comme je
l’expliquais, la première phase n’est pas si difficile à vendre, car elle
nécessite des investissements qui créent de la croissance. Pour la deuxième
phase, c’est plus compliqué, mais les gens comprennent déjà qu’on n’est plus
dans les 30 Glorieuses. Le progrès technique et économique engendre plus
d’angoisse que de bien-être, et tout le monde s’en aperçoit.
Il y a quelques années, vous faisiez
pourtant le constat que les gens s’en fichaient. Ce n’est plus le cas ?
Je ne
pense pas. Regardez les manifestations du 8 septembre : 100.000 à 150.000
personnes ont manifesté pour la défense de l’environnement. C’est énorme. Avant
on arrivait à peine à quelques milliers. Les sociologues nous disent par ailleurs
que ce ne sont pas les écolos habituels, mais des gens lambda, qui n’ont pas
l’habitude de manifester.
Qu’est ce qui a changé pour que le
grand public s’y intéresse ?
Avant,
notre problème, c’était que les grands problèmes globaux n’étaient pas accessibles
à nos sens. C’est fini. Maintenant, la météo nous dit que la canicule, ce n’est
plus seulement en France, mais dans tout l’hémisphère nord. Plusieurs personnes
m’ont dit que la dernière canicule les avait paniqués. C’est la même chose pour
les précipitations, qui deviennent complètement folles aux États-Unis, au
Japon, et même à Lausanne. On a eu peur, et ça veut dire quelque chose. Tout
devient sensible aux yeux des gens.
Nous
sortons d’un mode de pensée vieux de plusieurs siècles, qui commande à l’homme
de s’arracher en permanence à la nature, considérée comme une masse
inerte.
Si tout le monde est conscient du
problème, quel est l’intérêt des rapports du Giec ?
L’intérêt
du dernier rapport du Giec n’est pas de montrer comment on peut limiter le
réchauffement à 1,5°C, car je pense qu’on n’y arrivera pas. Mais ce rapport
permettra de dire aux gouvernants : "Vous saviez", et de les
poursuivre en justice. Il y a de nombreuses procédures judiciaires en cours
dans le monde. Maintenant que les gens commencent à voir concrètement les
effets du réchauffement, tout change. L’étape suivante, c’est l’affaiblissement
de nos capacités alimentaires, et les risques sanitaires liés à la chaleur. Le
thème de l’effondrement se répand comme une traînée de poudre en France.
L’imaginaire des gens est en train de changer, par l’effet des projets
effrayants des Gafa, des rapports du Giec, de la démission d’Hulot ou des
événements climatiques actuels.
Si les mentalités changent, n’est-ce
pas aussi grâce aux initiatives de certains, comme l’astrophysicien Aurélien
Barrau et sa stratégie assumée d’"envahissement de l’espace
médiatique" ?
Sa
stratégie est très efficace, il est excellent. À l’aide de son aura de
scientifique, il a réussi à faire quelque chose.
L’enjeu pour les écologistes
désormais n’est-il pas de parler directement à l’opinion au lieu de continuer à
conseiller le pouvoir ?
Personnellement,
j’ai joué mon rôle de conseiller du pouvoir, j’ai fait de nombreuses
propositions. Comme on peut le constater, le résultat est assez faible.
Stratégiquement, nous sommes dans une période clé, donc il faut batailler d’une
autre manière.
Pensez-vous que tous les
intellectuels doivent sensibiliser l’opinion pour que celle-ci fasse pression
sur le pouvoir ?
Il faut
qu’il y ait une synergie. Cette action politique n’a de sens que si la
communauté scientifique continue à faire son boulot, que si des activistes
continuent des actions juridiques, que si des zadistes montrent que la
conscience doit parfois conduire à bloquer des projets débiles.
Comment expliquer la lenteur de la
prise de conscience écologique ?
Nous
sortons d’un mode de pensée vieux de plusieurs siècles, qui commande à l’homme
de s’arracher en permanence à la nature, considérée comme une masse inerte.
C’est le paradigme de la modernité, que veulent perpétuer les transhumanistes.
Cette pensée est mise à mal par les connaissances les plus récentes qui nous
font repenser l’économie en fonction du vivant. L’intérêt envers le bien-être animal
participe aussi de ce mouvement de reprise de conscience de la relation entre
notre communauté et le reste du vivant. C’est ce que Jacques Ellul et Bernard
Charbonneau ont appelé, peut-être trop tôt, la "force révolutionnaire du
sentiment de la nature". C’est un mouvement lent, puissant, auquel
l’action politique va finir par se connecter.
Les gens
comprennent désormais que la consommation ne va plus les rendre heureux. Le
décrochage s’est déjà opéré.
Ne pensez-vous pas que les humains désireront
toujours avoir plus ?
Ce désir
d’abondance n’est pas universel, et il est récent. Il date de l’avènement de la
pensée moderne et a plusieurs racines. Prenons les guerres de religion : on
s’est aperçu qu’en raison de ces guerres, il ne pouvait pas y avoir de finalité
commune dans une société et que la seule finalité possible devenait
l’accumulation de biens matériels. Tout ce qu’on appelle la "philosophie
du contrat" est basé là-dessus, et c’est ce qui a permis l’essor du
capitalisme. Pour moi, le capitalisme est issu d’un changement du sens de la
richesse. Avant, être riche c’était posséder autrui. Puis, ce fut posséder des
objets. Dans un superbe article, André Gorz rappelait la difficulté qu’ont eue
les premiers capitaines d’industrie du XVIe siècle à faire travailler plus les
paysans. Ces derniers n’allaient jamais dans une maison de riche, ils ne
recevaient pas de publicité. Il y avait une norme sur le suffisant, nos besoins
fondamentaux. Ce que voulaient ces gens, ce n’était pas gagner plus, c’était
travailler moins. Le désir d’accumulation n’est donc pas une nécessité
anthropologique. Pendant des millénaires, la sagesse consistait à se contenir
matériellement afin de s’épanouir dans le domaine moral et spirituel.
Mais si ce désir n’est pas immuable,
il reste malgré tout profondément ancré, non ?
Aujourd’hui,
les gens voient très bien que la croissance du PIB ne débouche plus sur du
bonheur, comme c’était le cas pendant les 30 Glorieuses. D’où l’essor des
mouvements de "déconsommation". Ce n’est pas encore très développé,
mais je pense qu’ils comprennent désormais que la consommation ne va plus les
rendre heureux. Le décrochage s’est déjà opéré.
Pourtant, le taux de croissance
reste encore l’alpha et l’oméga de l’action politique.
Oui. Le
référentiel des 30 Glorieuses est toujours présent, et c’est effrayant. Les
responsables politiques ont 40 ans de retard.
Mais ils se font élire en
s’engageant à rétablir la croissance.
Plus
vraiment. Ceux qui se font élire aujourd’hui sont des gens haineux, qui veulent
mettre en l’air tout le système : Trump, Salvini, Le Pen, Bolsonaro… En
Bavière, la CSU alliée à Merkel risque de perdre 15 points aux prochaines
élections, alors qu’il y a 3% de chômage [la CSU a finalement perdu 10 points].
Le gouvernement social-démocrate de République Tchèque a perdu les élections à
cause de la question migratoire, alors qu’il n’y a quasiment aucun migrant
là-bas. Cette vague folle montre selon moi que les électorats n’ont plus la
croissance comme imaginaire.
Les grandes
dégradations ont déjà démarré.
Comment parler à ces électeurs ?
Les gens
votent parce qu’ils ont peur des immigrés. Il faudrait leur dire que s’ils
perpétuent cette société consumériste, ils ne feront pas face à 1 million
d’immigrés, mais à la guerre et des centaines de millions d’immigrés. Allons
sur leur terrain et disons-leur que s’ils étaient cohérents avec eux-mêmes, ils
commenceraient par rendre la société plus écologique avant de construire des
barrières.
On vous croirait presque optimiste.
Je ne sais
pas s’il faut parler d’optimisme ou de pessimisme, mais on a toutes les raisons
de croire que l’effondrement se rapproche. Les grandes dégradations ont déjà
démarré, et l’actualité internationale montre qu’on se situe déjà dans une
période de destruction de l’héritage démocratique. Les décennies à venir seront
très difficiles et toutes ces difficultés vont s’accumuler sur des populations
qui ont été habituées à des modes de vies plus agréables. Ça ne sera pas
simple. Mais l’humanité ne peut durer que si elle se réforme, et ce changement
de civilisation doit nous amener à conserver le meilleur de la civilisation
passée.
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